Si le projet de transformation de l’avenue Charles-Quint en boulevard urbain propose des améliorations notables par rapport à la situation existante, tant du point de vue urbanistique que de la mobilité active (piétons et cyclistes), de gros doutes subsistent quant aux conditions de circulation des transports en commun. En revanche, il est une certitude : ce réaménagement, porté par la Région (Bruxelles Mobilité), n’a aucune ambition de diminuer le trafic automobile. Prioriser le confort de la circulation automobile, au détriment de celui des usagers des transports en communs, est inacceptable : il faut renverser cette logique en créant un vrai site propre pour les bus… et pour un futur tram !
Ce mercredi 18 décembre, la commission de concertation est amenée à se pencher sur la demande de permis, introduite par Bruxelles Mobilité, visant à transformer l’avenue Charles-Quint en boulevard urbain. D’après le site de Bruxelles Mobilité, ce réaménagement « permettra de redonner vie à l’avenue avec la plantation d’arbres, la création de places verdurisées et d’une piste cyclable, tout en assurant la fluidité de la circulation automobile ».
Quelles sont les grandes lignes du projet ?
Le périmètre du projet comprend l’entièreté de l’avenue Charles-Quint (réaménagement de façade à façade) mais aussi six places et « mini-squares » : place Marguerite d’Autriche, parvis du Sacré-Cœur et « quatre petits espaces verts correspondant à des bouts de voirie (Chambon, Blanken, Maesschalck, Termonde) ».
Les principes de réaménagement se déclinent en deux « profils types » :
Entre la Basilique de Koekelberg et le parc du Zavelenberg
- Trottoirs de 3 m de chaque côté de l’avenue ;
- Pistes cyclables de 2,1 m de chaque côté de l’avenue ;
- Bandes de stationnements d’environ 2 m de chaque côté de l’avenue (ces bandes accueillant également des arbres et des arrêts de bus) ;
- 2 x 2 bandes de circulation (2 x 6,4 m) avec une berme centrale de 1,2 m ;
- Aucune bande bus.
Entre l’extrémité est du parc du Zavelenberg et la fin de la E40, l’aménagement est assez similaire excepté :
- La création d’une piste cyclable bidirectionnelle côté sud (à la place des deux pistes cyclables unidirectionnelles de l’autre tronçon) ;
- Le maintien d’une bande bus sur la première partie de l’avenue dans le sens de l’entrée de ville ;
- Des élargissements de deux à trois bandes de circulation sur certaines portions.
Suivant le projet, les arbres, actuellement majoritairement plantés dans des fosses situées sur les trottoirs, sont pour la plupart abattus : sur 286 arbres recensés dans le périmètre de la demande de permis, 75 sont maintenus, 211 sont abattus et 17 sont transplantés. 172 nouveaux arbres sont plantés ; les nouveaux alignements ainsi créés ne prennent plus place sur les trottoirs mais sur les bandes de stationnement, qui perdent donc en capacité par rapport à la situation existante : le nombre d’emplacement de parking dans le périmètre passe ainsi de 339 à 178, ce qui va dans le bon sens !
Des améliorations par rapport à la situation existante…
D’un point de vue urbanistique, il y a peu à redire. La Commission Royale des Monuments et des Sites (CRMS), qui juge pourtant sévèrement la plupart des projets de Bruxelles Mobilité, a ainsi rendu un avis globalement favorable, malgré quelques demandes de modifications : « De manière générale, la CRMS estime les réaménagements prévus positifs. La symétrie de l’avenue est améliorée, l’axialité de l’avenue est maintenue, les vues et perspectives sur la Basilique sont prises en considération et le projet a fait l’objet d’une approche écologique globale et d’un aménagement paysager vert. »
Concernant la circulation piétonne, le rétrécissement de certains trottoirs n’est pas vraiment rédhibitoire : si ceux-ci sont plus larges dans la situation existante que dans le projet, ils sont actuellement « encombrés » par les fosses de plantation des arbres, ce qui réduit de fait leur largeur utile. En revanche, l’absence de séparation physique entre les trottoirs et les pistes cyclables est problématique : pour l’ARAU, les trottoirs doivent, dans tous les cas de figure, être séparés des espaces de circulation des autres modes (voitures et vélos) par une différence de niveau significative. Les associations cyclistes rejoignent d’ailleurs cette revendication. Globalement, ces dernières (GRACQ et Fietserbond) accueillent favorablement le projet de réaménagement de l’avenue Charles Quint, même si elles émettent une série de demandes d’amélioration sur certains points.
Pour les usagers des transports en commun, la situation est moins claire. D’une part, le projet prévoit la mise en sens unique d’une partie de la chaussée de Gand pour faciliter le passage du tram 82, mais, d’autre part, les bandes bus existantes (y compris celle « en dur », entre la rue François Beeckmans et la Basilique) disparaissent presque totalement : seul un très court tronçon est maintenu au début de l’avenue dans le sens de l’entrée de ville. Malgré ces pertes d’aménagements physique pour les lignes de bus de De Lijn et de la STIB qui empruntent cet itinéraire, Bruxelles Mobilité se veut rassurante en avançant que la bonne circulation des bus sera assurée grâce à la gestion dynamique des flux (lire plus bas) et, qu’en cas de blocage du trafic, une bande bus dynamique sera activée.
… mais un très gros point noir : aucune ambition de réduction du trafic automobile !
Si un doute plane quant à l’assurance de bonnes conditions de circulation pour les usagers des transports en commun, la situation pour les automobilistes est bien plus claire… et bien plus favorable. Malgré la suppression de près de 50 % du stationnement dans le périmètre du projet, qui suscite de vives réactions chez certains édiles communaux, le projet n’ambitionne aucunement de diminuer le trafic automobile sur l’avenue Charles-Quint. Les documents de la demande de permis (note explicative et rapport d’incidences) sont on ne peut plus explicites à ce sujet. Bien que Bruxelles Mobilité y reconnaisse que « l’axe supporte aujourd’hui un trafic routier très dense et souffre des encombrements quotidiens du trafic automobile ainsi que des nombreuses nuisances que ce trafic automobile génère », elle indique, quelques pages plus loin, que « le projet préserve la logique d’un axe automobile fort » et que « les fonctionnalités ‘automobiles’ et ‘transports publics’ sont des contraintes extrêmement fortes et déterminantes » ; pour le dire encore autrement : « le projet maintient la capacité de trafic (considérée avant la période covid et avant la mise en place de la piste cyclable en chaussée) ».
Conséquence de cette absence d’ambition, difficile (voire impossible) à comprendre vu les engagements de la Région à réduire le trafic automobile, le réaménagement de l’avenue Charles-Quint ne contribuera ni à lutter contre le bruit, ni contre la pollution de l’air : « le projet n’apporte qu’une contribution modérée à l’amélioration globale de la qualité de l’air de l’avenue Charles-Quint dans la mesure où les densités et capacités de trafic sont maintenue » ; « la réduction de la densité de trafic n’est pas le levier sur lequel le projet s’appuie pour limiter les nuisances sonores de trafic routier ». Les riverains, qui subissent des niveaux élevés de pollution, apprécieront…
Bruxelles Mobilité justifie le choix de maintenir une capacité automobile élevée sur l’avenue Charles-Quint par la nécessité de concentrer le trafic sur ce « grand axe » afin qu’il ne percole pas dans les quartiers résidentiels avoisinants. Ce principe de report du trafic, inscrit dans le plan régional de mobilité Good Move, revient, comme nous le disions dans notre analyse de 2019, à sacrifier l’habitabilité de quartiers entiers. Au lieu de tenter de « canaliser » le trafic automobile et ses multiples nuisances sur certains axes, les politiques de mobilité doivent viser à une réduction globale du volume des flux de voitures : le projet de réaménagement de l’avenue Charles-Quint ne contribue en rien à cet objectif.
Gérer les flux par le software plutôt que le hardware ?
Si les aménagements physiques prévus dans le projet sont calibrés pour maintenir la capacité routière, Bruxelles Mobilité table néanmoins sur un autre moyen pour « réguler » le trafic : la gestion dynamique des flux. En gros, il s’agit de gérer les feux tricolores, quitte à retenir les véhicules en amont de l’avenue, afin d’éviter la congestion et d’assurer la bonne circulation des voitures et des bus. Ces derniers bénéficieraient même d’une bande réservée (sur une des deux bandes de circulation) en cas de congestion majeure due, par exemple, à une fermeture inopinée du tunnel Annie Cordy.
Le principe de gestion des flux par le software plutôt que le hardware n’est, en soi, pas problématique. L’ARAU a d’ailleurs coutume de dire que des mesures software telles que l’instauration de limitations de vitesse, une taxation kilométrique ou encore une tarification plus élevée du stationnement sont des moyens efficaces pour modifier les comportements de déplacement, même si dans certains cas des mesures hardware s’imposent : élargissement de trottoirs, création de pistes cyclables et/ou de sites propres pour tram.
Ce qui pose problème ce n’est pas l’outil « gestion dynamique des flux » mais la finalité qu’on lui assigne. Dans le cas de l’avenue Charles-Quint, l’objectif n’est pas de réduire le trafic mais d’assurer sa « fluidité ». Les critères de « fluidité » ne sont d’ailleurs pas définis dans le dossier de demande de permis : s’agit-il de maintenir une certaine vitesse minimale et/ou un débit de voitures jugé « acceptable » ? En général, la manière dont s’opère la gestion dynamique des flux à Bruxelles mériterait de faire l’objet d’une plus grande transparence et d’être orientée vers la réduction du trafic. On pourrait, par exemple, lui fixer comme critères la pollution de l’air et/ou le bruit : au-delà des seuils nuisibles à la santé, les entrées de véhicules en ville seraient limitées.
Un vrai site propre pour les bus… et pour un futur tram !
L’avenue Charles-Quint est une entrée de ville importante et elle doit pouvoir continuer à jouer ce rôle. Non pas en y accueillant, comme aujourd’hui, des flots incessants de voitures mais en y créant des aménagements en faveur d’un meilleur service de transports en commun. Il y a près de 35 ans, la toute jeune Région bruxelloise avait fait ce choix pour une autre entrée de ville : la rue de Stalle, où un site propre pour le tram 91 a vu le jour au début des années 1990, là où circule aujourd’hui le tram 4. En comparaison, le projet de réaménagement de l’avenue Charles-Quint est une régression ; régression d’autant plus incompréhensible au regard de la prise de conscience des dégâts de la mobilité automobile, bien plus documentée aujourd’hui qu’à l’époque.
La création d’un vrai site propre, dans les deux sens, permettra de faire d’une pierre deux coups : améliorer les conditions de déplacement des usagers des transports en commun tout en réduisant la capacité routière. Dans un premier temps, ce site propre servira à la circulation des bus de De Lijn et de la STIB qui desservent actuellement le périmètre. À moyen terme, cet aménagement devra permettre la création d’une ligne de tram structurante vers l’ouest de Bruxelles : un projet bien plus réaliste qu’une extension du métro, proposée un temps par Pascal Smet.
Conclusion : le maintien de la capacité de trafic comme plafond de verre
Malgré des améliorations notables par rapport à la situation existante, le projet de réaménagement de l’avenue Charles-Quint témoigne d’un cruel manque d’ambition : à l’instar d’autres projets portés par la Région, comme ceux de la place Meiser ou du boulevard Reyers, il ne vise pas à réduire le trafic automobile mais à maintenir la capacité routière actuelle en se contentant de mieux « gérer » les flux.
Le projet de réaménagement de l’avenue Charles-Quint n’a pas été dessiné en fonction d’un avenir souhaitable et souhaité mais d’une situation passée et présente qui n’est plus voulue et qui n’est plus soutenable. Il est de la responsabilité de la Région de s’assurer que chaque intervention dans l’espace public contribue au renforcement de l’habitabilité de la ville et à son adaptation aux défis qui s’annoncent, ce qui ne pourra pas être le cas tant que le plafond de verre que fait peser la domination de la voiture ne sera pas brisé.